
Robert
Hubert
Lavandières autour d’un puits et des ruines d’un amphithéâtre
Sanguine, plume, pinceau et encre brune, lavis gris et rehauts de blanc sur papier vergé.
Filigrane à fleur de lys dans un double cercle.
357 x 481 mm (14 1/2 x 18 15/16 in.)
Sarah Catala, “Signed Roberti: Drawings by Hubert Robert and Jean Robert Ango”, Master Drawings, vol. LXII, n° 4, 2024, p. 495-514, Fig. 2, p. 497, ill.
Inédite, cette grande sanguine témoigne de l’importance que Hubert Robert accorde au travail de variation pour progresser. Réputé pour son œuvre abondant, Robert dessine et peint tout au long de sa carrière, en particulier des vues de ruines peuplées de lavandières qui ont immédiatement assuré son succès. En Italie, où il séjourne de 1754 à 1765, l’artiste produit surtout des sanguines illustrant les sites de Rome, du Latium et de la Campanie. Ces vues sont exécutées dans le cadre de sa formation à l’Académie de France à Rome et destinées à étoffer les portefeuilles de quelques collectionneurs français, tel Mariette, l’abbé de Saint-Non et le bailli de Breteuil. Robert en garde le souvenir en prenant soin d’en tirer les contre-épreuves et rapporte à son retour en France, en 1765, des dizaines de compositions sur lesquelles il s’appuie pour réaliser des variations peintes et dessinées. Ce travail d’autocitation permet d’augmenter la productivité de Robert, mais il est aussi un exercice d’autocritique qui a donné lieu à très peu de commentaires1. Rares et mal comprises jusqu’à la découverte de ce dessin, les sanguines corrigées par Robert à plusieurs années d’intervalle et faisant l’objet de variations sont désormais un corpus indispensable à la compréhension des méthodes de travail de cet artiste prolifique.
À Rome, où il est logé au palais Mancini, siège de l’Académie de France, grâce à la protection du futur duc de Choiseul, Robert travaille ardemment, en dessinant à la plume et à l’encre brune des caprices dans le goût du peintre Giovanni Paolo Panini. Trois années plus tard, vers 1758, Robert choisit de dessiner à la sanguine, qui reste son matériau favori. Il travaille notamment en compagnie de Jean-Honoré Fragonard, alors pensionnaire de l’Académie de France à Rome2. En témoignent deux sanguines que les deux hommes exécutent dans les ruines du Colisée3. Sur le dessin conservé à Besançon4 , le geste de Robert est assuré et rapide dans la construction claire des plans, se plaisant à les définir par des éléments d’architecture selon des obliques se croisant. Ce procédé apportant un grand dynamisme à la composition est utilisé sur notre dessin. Ici, le format horizontal permet à Robert de reculer le point de vue, en travaillant sur l’animation de la scène et l’utilisation de la végétation pour la border. On y retrouve sa facture vigoureuse : construction des volumes par de courtes hachures verticales et horizontales, parfois croisées, et feuillages en courts épis. Sur les deux dessins, l’artiste emploie aussi des troncs d’arbres et des récipients qui participent à l’accentuation des dynamiques de composition. Cette manière est caractéristique de l’année 1758 chez Robert, une datation italienne renforcée par l’utilisation d’un papier fabriqué à Rome, comme l’atteste le filigrane de notre dessin. Si la feuille de Besançon lui a apporté satisfaction, il a repris la nôtre quelques années plus tard.
Vers 1758, Robert a dessiné à la sanguine un puits entouré de ruines, autour duquel deux personnages s’affairent. Quelques années plus tard, probablement vers 1764, il a entièrement corrigé cette composition à la plume et l’encre brune. L’animation de la scène est sa principale préoccupation puisqu’il enrichit la vue de six personnages tournés vers le puits. Les deux figures préexistantes sont entièrement retravaillées et accompagnées d’un homme vu de dos, penché par-dessus une dalle, puis d’un groupe avec un nourrisson près d’un personnage puisant de l’eau, tandis qu’à gauche de la feuille, une femme et son enfant les regardent. Robert propose quelques alternatives, comme la transformation des dalles en sarcophage antique, décoré de strigiles – comme sur le frontispice de Besançon – et d’une inscription illisible au centre. Il souligne les arêtes des pierres et modifie l’inclinaison des deux troncs d’arbres à gauche. Ce détail montre l’importance que Robert accorde à l’harmonisation de la composition avec le sujet. Dans la mesure où il concentre l’attention du spectateur sur le puits, celui-ci est délicatement encadré de branchages arrondis, dont la densité est renforcée par les traits d’encre brune. Enfin, les interventions à la gouache accentuent le contraste de la lumière avec l’ombre.
Entre la création et la reprise de la sanguine par Robert, Jean-Robert Ango5 réalise une copie à l’aide d’un pantographe. La sanguine et la contre-épreuve conservées au musée du Louvre6 montrent les liens étroits entre les pensionnaires de l’Académie et les artistes français actifs à Rome. Robert et Fragonard ont prêté de nombreux dessins à Ango qui en réalisait une copie. Sa manière est aisément reconnaissable par les traits épais et redoublés. Dans le cas de notre feuille, Ango emploie un pantographe qui lui permet d’être parfaitement fidèle à la composition de Robert, mais en réduisant les proportions. Les sources d’archives sont silencieuses sur les raisons qui ont conduit à cette collaboration originale, mais on peut faire l’hypothèse d’un apprentissage en raison de la date précoce dans l’œuvre de Robert, avant d’envisager un usage commercial lorsque Ango progresse quelques années plus tard.
D’autres sanguines exécutées vers 1758-1760 ont été corrigées par Robert, à la plume et à l’encre brune, comme une feuille conservée à Orléans illustrant un cellier7 et une autre à Besançon représentant la vue intérieure d’un palais italien8. Un troisième dessin, un projet de frontispice pour un recueil de vues dessinées en Campanie, daté de 17609, montre des reprises tardives à la gouache. Cette œuvre partage d’autres points communs avec notre dessin : format horizontal, composition en oblique, thématique des lavandières cherchant de l’eau et des ruines dans un paysage. Cet ensemble atteste le travail de reprises et de variations que Robert apprécie tant dans la contre-épreuve retravaillée, pratique bien connue de son œuvre10. Rehausser une contre-épreuve destinée au commerce d’art permet de gagner un temps précieux, tout en proposant une variation. Cet acte est éminemment autocritique, comme sur notre dessin. Les corrections apportées s’inscrivent ici dans le contexte de la série gravée des Soirées de Rome. En 1764, Robert exécute dix eaux-fortes en l’honneur de Marguerite Le Comte, faisant le Grand Tour avec Claude-Henri Watelet11. C’est peut-être pour réaliser la composition de la septième planche, Le Puits12, que Robert corrige la composition à la sanguine conservée dans son atelier. En effet, on retrouve des éléments corrigés : la même maçonnerie du puits avec un sarcophage à strigiles comme garde-corps, précédée d’une grande dalle et à côté d’un baquet carré. Dans la mesure où Robert garde précieusement des centaines de dessins dans son atelier, lors de son retour à Paris en 1765, il réalise constamment des variations d’après d’anciennes compositions. Ainsi, en 1776, il signe la variation de notre sanguine corrigée, mais en reprenant le motif de la lavandière vue de dos de la gravure. Il existe une seconde version de cette sanguine dont la contre-épreuve est conservée à Besançon13, que Robert déploie par la suite sur un dessus-de-porte peint.
Sarah Catala (mars 2022 – bibliographie ajoutée en mars 2024)
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C’est un aspect abordé dans notre thèse, Hubert Robert. Le temps de la citation (Université Lumière Lyon 2, 2020), qui paraîtra aux éditions Cohen & Cohen en 2024.
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Sur le travail des deux hommes, voir le catalogue d’exposition H. Fragonard et H. Robert a Roma, Rome, Villa Médicis, 1990-1991 et Sarah Catala, « Les vie parallèles de Robert et de Fragonard » dans Hubert Robert 1733-1808. Un peintre visionnaire, catalogue d’exposition, Paris, musée du Louvre, 2016, p. 190-197.
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Reproduites dans cat. exp. Rome, 1990-1991, n°s 7 et 8.
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Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Inv. D. 2987, sanguine, 392 x 274 mm.
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Au sujet de ce dessinateur, voir les travaux de Marianne Roland-Michel, « Un peintre français nommé Ango », Burlington Magazine, supplément « L’art du XVIIIème siècle », 1981, p. i-viii ; et de Sarah Boyer, « Quelques propositions autour de Jean-Robert Ango (?-après le 16 janvier 1773) », Les Cahiers de l’histoire de l’art, 6, 2008, p. 88-103.
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Paris, musée du Louvre, Inv. RF 11508, sanguine, 216 x 306 mm et Inv. RF 14820, contre-épreuve de sanguine, 213 x 307 mm.
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Orléans, musée des Beaux-Arts, Inv. 10170 C ; voir Marie-Catherine Sahut, Hubert Robert. Les artistes de Diderot, catalogue d’exposition, Langres, Maison des Lumières, 2015, n° 11.
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Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Inv. D. 2973 ; voir Sarah Catala, Les Hubert Robert de Besançon, catalogue d’exposition, Milan, Silvana Editoriale, 2013, n° 76.
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Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Inv. D. 2987, sanguine, pinceau et lavis brun, rehauts de gouache blanche, 346 x 483 mm.
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S.Catala, op. cit, 2013.
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Sur le sujet, voir Perrin Stein dans cat. exp. Paris, 2016, p. 176-181.
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British Museum, Londres, Inv. 1872,1012.3881, eau-forte, 1764.
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Bibliothèque municipale, Inv. vol. 453, n° 86 ; voir S. Catala, op. cit., 2013, n° 165.