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Morghen

Raffaello

Portici 1758 — Florence 1833

Le premier navigateur

Crayon sur papier.
Dans son montage original fait de plusieurs bandes de papiers colorés.
398 x 481 mm (15 11/16 x 18 15/16 in.)

Cette belle feuille est un ajout remarquable au très mince catalogue de la production graphique de Raffaello Morghen. Bien que Morghen soit principalement connu par la critique pour sa grande activité dans le domaine de la gravure, dont il devient rapidement l’une des figures les plus importantes de l’Italie de la fin du XVIIIe siècle entre Naples, Rome et Florence, il faut souligner que sa formation initiale est dès son plus jeune âge basée sur le dessin, grâce aux leçons qu’il reçoit de son père Filippo et de son oncle Giovanni Elia. Morghen se consacre d’abord à la réalisation de vues du golfe napolitain, où il a grandi1. Ces premières œuvres graphiques sont si convaincantes que le peintre français Jean-Baptiste Tierce, alors dans la capitale des Bourbons, l’emmène avec lui lors de ses voyages en 1775, au cours desquels Raphaël Morghen dessine d’après nature le paysage méridional, œuvres splendides qui aboutirent dans la collection personnelle de Tierce2. Quelques années plus tard, après cette expérience, le jeune artiste tente sa chance à Rome, capitale des arts et centre cosmopolite européen, et entre dans l’atelier de Giovanni Volpato, maître incontesté de la gravure, dont il devient bientôt le principal collaborateur.

Felice Giani, arrivé de Bologne où il avait étudié avec Domenico Pedrini et Ubaldo Gandolfi, est également présent à Rome dans les mêmes années. Parfaitement intégré au milieu culturel romain, il commence à fréquenter le cercle d’Angelica Kauffmann, tout juste revenue de Londres, et s’intéresse à la production de Giuseppe Cades, excellent dessinateur dont le pinceau imprégné de Michel-Ange et de maniérisme a des accents préromantiques. Son succès romain culmine avec l’ouverture de l’Accademia de’ Pensieri dans sa résidence du Palazzo Correa, près du Mausolée d’Auguste. Ces réunions nocturnes éclairées à la bougie réunissent des artistes italiens et étrangers de la trempe de Domenico Corvi, Giovan Battista dell’Era, Michael Köck et Humbert de Superville pour dessiner sur des thèmes déterminés3.

À Rome, l’intérêt croissant de Giani pour la gravure se développe : il s’y était déjà essayé pendant ses années à Pavie, mais s’y intéresse plus encore dans la capitale papale où les imprimeurs sont nombreux. Au cours des années 1781-1782 et 1784-17854, Giani collabore notamment avec Volpato et Morghen à deux gravures représentant deux scènes du poème de Salomon Gessner, Il Primo Navigatore5, dont les planches préparatoires sont aujourd’hui conservées à l’Istituto Centrale della Grafica de Rome. Elles sont considérées comme les pendants idéaux d’une autre paire d’estampes, tirées quant à elles des peintures de l’artiste suisse Johann August Nahl traitant de l’histoire de Daphné.

Les Idylles, d’où sont tirées les deux scènes, connurent un grand succès dans toute l’Europe et notamment en Italie, bien que Gessner ne s’y soit jamais rendu, où il fut traduit en 1777, à Venise. Son monde pastoral sans corruption, caractérisé par un lyrisme théocritien et plein de références aux atmosphères bucoliques de Virgile, a rapidement trouvé un écho positif dans la production picturale d’artistes qui avaient toujours été proches des thèmes arcadiens ; ce n’est pas un hasard si c’est à Rome qu’a été fondée l’Accademia dell’Arcadia, une institution importante qui a dicté la ligne culturelle pendant plus d’un siècle.

Felice Giani lui-même a été sollicité à plusieurs reprises pour illustrer le thème du Premier Navigateur : d’abord dans une petite toile aujourd’hui conservée à la Pinacothèque de Bologne ; puis en 1810 dans les pièces de la maison de Gaetano Conti, médecin et conférencier à Bologne, où il peint les octogones qui s’insèrent harmonieusement dans le plafond de bois ; enfin, et surtout, dans les pièces pharaoniques du bâtiment de l’ambassade d’Espagne auprès du Saint-Siège, au centre de Rome, sur la Piazza di Spagna, en 18066. Là, le travail au pinceau de Giani atteint des sommets jusqu’alors inégalés, comme en témoignent ses extraordinaires huiles sur papier du plafond.

Notre dessin représentant la scène dans laquelle la jeune fille rejoint le Premier Marin doit être considéré comme préparatoire à l’estampe (Fig. 1), dans laquelle la scène, dans l’autre sens, est insérée dans un ovale et porte la signature latinisante « Felix Gianni pinxit ». Dans la partie inférieure on peut lire : « Miran l’informe barca e il mar che freme – Ma non miran più i loro i loro begli occhi – Quand’anno appreso a vagheggiarsi insieme ». Au centre de la feuille, le jeune marin, vêtu à l’antique et tenant un bâton, indique à la jeune fille, dont les cheveux et les rubans de la robe sont agités par un vent gracieux, la barque qui s’approche tranquillement du rivage, sur laquelle est assis un Cupidon, dans une nudité héroïque, un carquois et un arc à la main. La scène semble se dérouler sur les plages vierges d’Ellas, où, à gauche, un rocher sur lequel est accroché un arbuste luxuriant constitue un décor théâtral, tandis qu’à droite, en contrepoids, un ciel à peine coloré par de légers nuages animés par des oiseaux en vol.

Par sa composition équilibrée, son trait élégant et calme, ses ombres légères, la feuille semble proche de la production graphique de peintres classiques, attentifs à la leçon marattesque, parmi lesquels Stefano Pozzi, en particulier les feuilles bleues d’excellente qualité représentant Apollon et Daphné au Kunstpalast de Düsseldorf ou Vénus et Énée au Metropolitan Museum of Arts de New York, Giuseppe Bottani et Giacomo Zoboli, dont les dessins conservés à la Morgan Library7 méritent d’être mentionnés, sans oublier l’indispensable exemple d’un maître absolu comme Pompeo Batoni.

L’attribution à la main raffinée de Raphaël Morghen est corroborée par une comparaison avec le dessin vendu aux enchères chez Sotheby’s représentant une copie du Prophète Isaïe peint par Raphaël dans l’église de Sant’Agostino (Fig. 2)8. Caractérisée par un trait extrêmement précis et raffiné, cette feuille témoigne de l’étude des grands maîtres de la Renaissance italienne menée par l’artiste à Rome. Notre dessin, qui peut être admiré dans son splendide montage original, est une addition cruciale pour la reconsidération critique d’un artiste qui devrait être connu non seulement pour son activité de graveur mais aussi pour son grand talent de dessinateur, que toutes les sources mentionnent.

Lorenzo Giammattei

  1. « Il di lui genio, e trasporto particolare, era quello di disegnar Paesi, nel che indefessamente esercitandosi a matita e ad acquerello, giunse persino a dipingerne a olio » (« Son génie et son goût personnel le poussaient au dessin de paysage qu’il pratiquait sans effort au crayon et à l’aquarelle, parfois même à l’huile » dans N. Palmerini, Catalogho delle Opere d’Intaglio di Raffaello Morghen, Florence, 1810, p. 8.
  2. « Il valente paesista Gio. Batista Tierce, conosciuto a prova il genio del giovane portato pel detto studio, conducealo seco in campagna, dove disegnò moltis- sime vedute, che quasi tutte restarono presso il sopracennato Pittore, il quale gran piacere provava nel coltivare il bel talento di Raffaele » (« Le talentueux paysagiste Gio. Batista Tierce, reconnaissant le génie du jeune artiste dans ce type d’étude, l’emmena à la campagne, où il dessina de nombreuses vues, dont il conserva la plupart et eut beaucoup de plaisir à faire croître le beau talent de Raffaele ») dans Palmerini, op. cit., p. 10.
  3. Pour plus d’informations sur l’Accademia de’ Pensieri, voir L’Officina Neoclassica. Dall’Accademia de’ Pensieri all’Accademia d’Italia, catalogue de l’exposition dirigée par Francesco Leone (Faenza, Palazzo Milzetti 15 mars – 21 juin 2009), Milan, Silvana Editoriale, 2009.
  4. A. Scoti et M. Vitali, Felice Giani. Artista anticonvenzionale tra fascino dell’antico e tensioni preromantiche. San Sebastiano Curone, Genève, Sagep Editori, 2023, p. 71-72.
  5. 5. Les matrices préparatoires aux deux gravures du Primo Navigatore sont conservées dans les collections de l’Istituto Centrale per la Grafica de Rome et mesurent 420 x 324 mm.
  6. A. Ottani Cavina, Felice Giani e la cultura di fine secolo, Milan, Mondadori Electa, 1999, p. 578.
  7. Voir le dessin représentant Deux anges avec l’étude subsidiaire d’une tête classique (Inv. 1988.4) et le dessin préparatoire à la figure du Christ (Inv. 1986.9 – don Marcello Aldega et Margot Gordon) dans le retable de L’extase de sainte Claire de Montefalco.
  8. Sotheby’s Londres, Old Master Drawings including the Castle Howard Michelangelo, 11 juillet 2001, lot 269.